L'ŒIL DE L'EAU
Texte analysant la série Quand fond la neige, 2014 - 2017
Un archer prometteur, en quête d’éveil, s’annonce auprès d’un vieux sage espiègle. Le vieil homme le reçoit et pour tout enseignement, demande à son nouveau disciple de poser une puce sur un fil et de l’observer jusqu’à ce qu’il puisse voir pulser le cœur de l’insecte. Ce petit conte zen pourrait être l’allégorie d’une attitude manifeste, parmi d‘autres, d’Isabelle Giovacchini : la volonté d’atteindre aux battements secrets du monde par une forme serrée, exacte, d’humilité contemplative. Quand fond la neige possède cette qualité. Ses images sont celles d’un monde géologique étrange, un paysage de montagne, une terre de silence, âpre, lunaire, ponctuée de lacs alpins disséminés autour du mystérieux Mont Bego surplombant les hautes vallées du Mercantour. Ce lieu d’absolue singularité, vivant sous l’emprise des forces élémentaires, est un réel défi pour les géomanciens, et pour les préhistoriens un sanctuaire à ciel ouvert dont les grands aplats rocheux recouverts de milliers de pétroglyphes, exposent d’étranges êtres cornus, orants en adoration, soleils, spirales, rouelles, foudre… autant de figures manifestant des cultes immémoriaux et la réalité d’une présence humaine installée dans ces alpages, sans discontinuité, depuis l’âge du bronze. Tout un aéropage légendaire, spectres, sorcières, villages engloutis, hybrides d’homme et de poisson bullant dans les fonds, ont joué dans l’attrait de l’artiste pour ces étendues liquides. L’immobilité est la caractéristique première de ces eaux figées sous un ciel infiniment plus mobile ; mais quand elles bruissent soudain, comme sous la dictée d’un divin fripon, l’on se dit qu’un Nietzsche déjà transfiguré par l’action soulevante d’un lac de haute montagne*, aurait pu reconnaître ici de très sensibles illuminations.
Mieux qu’à un dépaysement, c’est à un descellement, à un étrangement de la vision et de l’esprit auxquels invitent ces lieux sauvages qui ont longtemps échappé à l’emprise cartographique des hommes. Dans cette nouvelle mise à l’épreuve des fondements théoriques de la photographie, chantier majeur de l’art et de la pensée d’Isabelle Giovacchini, cette dernière avec quelques ruses techniques d’une simplicité désarmante a su rendre présent le halo de légendes millénaires coiffant les lacs du Mercantour. Concrètement, les choses se sont avancées au départ d’un support intangible : Ce qui nous est donc offert à voir, à chaque fois, est la photographie de l’impression d’une photographie. Par ce procédé, l’artiste est parvenue à augmenter fortement la valeur iconique de l’image en amoindrissant sa définition. A cette image d’image d’image, très peu contrastée s’est ajoutée une intervention manuelle supplémentaire puisque la surface de chaque lac fut imprégnée d’un liquide qui élimine les sels d’argent jusqu’à décoloration complète, afin de rendre à chaque zone traitée la blancheur originelle du papier.Ce procédé d’altération, pour ne pas dire d’annulation a pour effet de creuser davantage l’image, de densifier en elle la solitude et l’attente. Et sur le fond de cet effacement notre regard se laisse conduire, quelque peu inquiet, dans cette vasque ou s‘échoue la lumière, au contact de ce halo de blancheur dont la force d’attraction se fait diablement insistante. N’est-ce pas que le lac est l’œil de l’eau, et que le ciel s’y voit ? Isabelle Giovacchini a rendu ses yeux au Mercantour. Elle y est parvenue en faisant ce qu’il ne faut pas faire, en effaçant pour mieux imager, à telle enseigne que cette absence d’image nichée dans l’image, matérialise avec force la puissance hypnotique de ces rétines d’eau légendaires dont le point aveugle attendait d’être rendu visible. C’est désormais chose faite, déraisonnablement, par cette fine école du regard et de l’égard à laquelle oblige Isabelle Giovacchini.
Malek Abbou, 8 septembre 2015
* Aux abords du lac de Silvaplana à Sils-Maria dans la Haute-Engadine, un après-midi d’août 1881.