Membres fantômes : variations autour d'un thème de Peter Szendy
De tous les livres de Peter Szendy, qui articulent si justement l’histoire de notre écoute, il en est un vers lequel la curiosité de l'amateur d’art revient plus particulièrement : membres fantômes, des corps musiciens. Non que ce livre soit plus juste ou plus passionnant que les autres, mais il énonce l’hypothèse d’un corps, une physicalité dont le contour ou la masse serait sans cesse remodelés dans les interstices de l’instrument à l’instrumentiste. Une excroissance symbolique, une figure, une trope, qui suggère une forme que l’on pourrait tourner, ou contourner. Y aurait-il alors dans ce texte une invitation à regarder autrement la forme, et la sculpture en particulier? Ce livre invite peut-être à percevoir autrement la sacralisante « aura » dont parle Walter Benjamin à propos des œuvres d’art. Peut-on penser les œuvres comme des prothèses de la pensée, pour l’artiste comme le spectateur ? L’exposition résulte du désir de soumettre au regard du brillant philosophe, musicologue et historien de la musique qu’est Peter Szendy, des œuvres qui viennent non pas simplement illustrer, mais s'inscrire, se lover dans son approche de l'interprétation musicale, et nourrir même la prétentieuse ambition de prolonger sa pensée, du moins l'amplifier. Certaines œuvres interrogent frontalement l’instrument comme objet et la liaison organologique du corps à celui-ci tels les claviers de Jorge Macchi ou Yvan Salomone ou les instruments hybrides de Ricardo Brey, d’autres évoquent plutôt l’autophonie, ou «idiophonie» et autres formes musicales autonomes que Céleste Boursier-Mougenot ne cesse d’explorer, alors qu’Isabelle Giovacchini aborde «l’étherophonie» d’instruments devenus insaisissables comme le theremin. Quant aux œuvres de Dominique Blais ou Vittorio Santoro, elles se situent plutôt du côté de l’utopie de Stockhausen d’une musique disloquée et «pan acoustique». Qu’il s’agisse de Philippe Ramette, Claire-Jeanne Jézéquel ou encore Denis Savary, la plupart des œuvres présentées dans cette exposition donnent avant tout à lire le corps en creux et renvoient au flottement suspendu des flux, des traces laissées au-delà des formes, et qui, pourtant, modifient profondément le rapport de l’humain au monde.
François Quintin