Images bricolages
De part ses études à l’école de photographie d’Arles, Isabelle Giovacchini inscrit sa réflexion artistique initiale dans le cadre d’une dépendance consciente à l’égard de la production d’images, telle que la permettent la multitude d’appareils (photos ou caméras) depuis longtemps à la disposition de n’importe qui. Qu’il y ait des images, et que les moyens pour en faire apparaitre toujours de nouvelles soient toujours plus puissants et efficaces, n’empêche cependant pas quelques individus de considérer que, pour parler comme Claude Lévi-Strauss, elles ne soient, en dépit de leur parfait accomplissement, les servantes « d’une vision « bête » du monde »[1]. Sans manifester à l’égard de l’institution où elle s’était inscrite de comportement particulièrement hostile [2], Isabelle Giovacchini adopta bel et bien un point de vue proche de celui de l’anthropologue, et, dès sa deuxième année, porta son attention sur les outils mis à sa disposition plutôt que sur les fins qu’ils sont censés produire. Car si bêtise il y a, encore faut-il en apporter la, ou les preuves ! Chercher à faire apparaitre dans une technique donnée un quelconque point d’« aberration » (le mot est de Giovacchini) a donc été le parti-pris de la jeune artiste : dès 2006 avec Ambre, elle insère un morceau d’ambre, par nature épais et translucide, dans un projecteur de diapositives à réglage automatique. La machine, « déboussolée », ne parvient plus à produire de la netteté et se met à donner le sentiment de… « chercher ». Si l’appareil ne trouve plus, mais cherche, c’est bien qu’il commence à sortir de la « bêtise ». Ou qu’en tout cas, celui qui fait appel à ses services, s’efforce de mettre en œuvre une vision plus complexe que celle que serait censée lui permettre l’usage correct des appareils. Photocopier les deux miroirs d’un face à main et les recoller sur l’objet où ils deviennent des monochromes noirs (Miroir noir, 2007), ou encore redessiner sur papier une image sur écran d’ordinateur représentant des « faux » [3] (Les faux, 2008) et les rendre par ce moyen encore plus méconnaissables, font partie des quelques « aberrations » opérées à partir de machines plus ou moins sophistiquées.
Le bricolage est, on le sait aussi de Claude Lévi-Strauss, l’indice d’une intelligence proprement artistique [4]. C’est en bricolant, à partir des signes qu’il trouve « déjà là », et auxquels il confère une nouvelle organisation, que l’artiste parvient à construire une vision nouvelle du monde. Le travail d’Isabelle Giovacchini paraît, là encore, donner lieu à un éclectisme de l’ordre du bricolage : la récupération d’images anciennes, empruntées à l’histoire des sciences et techniques, lui permet de mettre en œuvre des pièces dans lesquelles la technique révèle son point d’ « aberration ». Cri (2007) est une vidéo dédoublée réalisée à partir d’une photographie de femme en convulsion empruntée à Charcot : l’effet de zoom sur la figure la fait finalement disparaitre dans une sorte de néant, puis resurgir aussitôt sur la seconde moitié de la projection, dans un va et vient infini, comme si ce cri ne devait jamais finir. Fendre l’air… (2009) emprunte à Louis Ferdinand Ferber, pionnier de l’aviation, trois images étonnantes de traces laissées sur des plaques photographiques par ses appareils volants, instruments dont il se servait pour corriger les trajectoires de ses machines. Isabelle Giovacchini ne garde que les détails de ces images qui montrent les traces blanches, comme des apparitions improbables d’ovni (les pionniers de l’aviation savaient sauter les étapes…) à la surface des plaques sensibles. Elle y ajoute cependant, comme un point de vue ironique, les commentaires de Ferber lui-même, constant la parfaite vanité de ses enregistrements. C’est aussi que le texte, l’écrit, est également un élément du « voir », ni plus intelligent ni plus bête qu’un autre, pourvu qu’on ose aussi le « bricoler », au lieu de lui vouer une sorte de respect souvent vain [5].
En combinant donc des images trouvées et des techniques de mise en forme où se jouent des déplacements entre les éléments, l’artiste provoque des « visions étranges » qui, dans leur hétérogénéité, n’en sont pas moins bien davantage que de simples « exercices de style » [6]. On dirait que l’artiste s’attache à donner consistance à la surface lisse des images, comme dans ces toiles tendues sur châssis dont elle s’est contenté de percer la trame au moyen d’une aiguille (about:blank, 2009) : une « image » apparait alors, presque imperceptible, ombre grisée parfaitement absurde sur ces supports destinés à recevoir généralement des matières qui les recouvrent et les « empâtent ». À la fois conforme à l’outil (qui n’est pas « détruit » comme dans une toile fendue de Fontana) mais tout de même contraire à son usage conventionnel, les about:blank consistent en un étrange exercice d’équilibre qui permet de donner consistance à la matérialité du support, et à la faire apparaitre par son épaisseur même. Il y a ici une convergence très subtile entre la fonction du médium et sa propre matérialité intouchée : non pas « vierge », comme dit le code Internet auquel il fait référence, mais « blanc », c’est-à-dire disposé à l’activité que lui à conféré, comme une baguette de fée, l’aiguille magique de l’artiste qui en a ouvert la surface. Il en va un peu comme si le support, à la manière des grottes des hommes préhistoriques, se trouvait alors doué d’une matérialité un peu moins « bête » que celle qu’on est censée lui attribuer généralement (« Sois belle et remets du rouge ! »). Ce faisant, Isabelle Giovacchini construit une sorte de relation au monde dont l’une de ses derniers travaux, extrait d’une série vidéo intitulée Les misères, donne la clé : le piquant montre un hérisson en boule qui semble hésiter à sortir de la boule qui le protège, comme si le monde ne devait jamais apparaitre mieux que dans cette inquiétude, indice d’une respiration dont la moindre intelligence est de l’éprouver à peine, comme avec le bout d’un bâton.
Emmanuel Latreille, septembre 2009
[1] Claude Lévi-Strauss, Regarder Ecouter Lire, Plon, Paris, 1993, page 32.
[2] Il faut évidemment indiquer aussi que la pédagogie des écoles n’est pas à ce point « bête » que leurs responsables ne soient en mesure de prendre en bonne part les « attitudes critiques » des futurs artistes recrutés par eux. Ceci est vrai pour l’École Nationale de la Photographie d’Arles comme pour toute autre école des « beaux-arts », même si la spécificité des enseignements techniques de la photographie détermine plus nettement la formation de la majorité des élèves. Les étudiants qui développent des recherches à la marge voire en dehors de ces technique ne sont pas rares, et généralement appréciés. Isabelle Giovacchini a obtenu son diplôme avec les félicitations du jury, sans présenter une seule photographie.
[3] Le fau est une variété de hêtre aux repousses particulièrement nombreuses et tortueuses…
[4] On se reportera à ses remarques sur le trompe l’œil comme méthode bricolée de vision du monde, et on notera particulièrement la référence faite à Etant donnés de Marcel Duchamp, l’artiste bricoleur par excellence du XXe siècle.
[5] À ce jour, quatre œuvres de l’artiste ont pris pour « matériaux » des livres fameux de Queneau, Dostoïevski, Büchner, et Poe. Mais il faut aussi signaler la pratique propre de l’écriture de l’artiste, qui révèle une maitrise assez rare de ce moyen d’expression.
[6] Pour faire référence au livre de Raymond Queneau qu’Isabelle Giovacchini a détourné dans une de ses pièces « littéraires ».
[2] Il faut évidemment indiquer aussi que la pédagogie des écoles n’est pas à ce point « bête » que leurs responsables ne soient en mesure de prendre en bonne part les « attitudes critiques » des futurs artistes recrutés par eux. Ceci est vrai pour l’École Nationale de la Photographie d’Arles comme pour toute autre école des « beaux-arts », même si la spécificité des enseignements techniques de la photographie détermine plus nettement la formation de la majorité des élèves. Les étudiants qui développent des recherches à la marge voire en dehors de ces technique ne sont pas rares, et généralement appréciés. Isabelle Giovacchini a obtenu son diplôme avec les félicitations du jury, sans présenter une seule photographie.
[3] Le fau est une variété de hêtre aux repousses particulièrement nombreuses et tortueuses…
[4] On se reportera à ses remarques sur le trompe l’œil comme méthode bricolée de vision du monde, et on notera particulièrement la référence faite à Etant donnés de Marcel Duchamp, l’artiste bricoleur par excellence du XXe siècle.
[5] À ce jour, quatre œuvres de l’artiste ont pris pour « matériaux » des livres fameux de Queneau, Dostoïevski, Büchner, et Poe. Mais il faut aussi signaler la pratique propre de l’écriture de l’artiste, qui révèle une maitrise assez rare de ce moyen d’expression.
[6] Pour faire référence au livre de Raymond Queneau qu’Isabelle Giovacchini a détourné dans une de ses pièces « littéraires ».