Hippocampe #06
Revue d'art, littérature et philosophie, novembre 2011
Une solitude à 51.75 Hz,
Texte d'Arnaud Dejeammes
Symbole de la « fin de l’histoire » – promesse de l’expansion sans limite de la démocratie libérale selon certains analystes –, le démantèlement du mur qui séparait les deux Allemagnes intervient quelques mois après que le sous-marin nucléaire d’attaque К-278 Комсомолец ait sombré en mer de Barents. Si les conséquences de ces deux effacements se sont déployées dans les champs militaire, politique, économique ou encore social, elles se sont révélées être tout aussi bien biologiques. D’une part, le naufrage du submersible a pu porter à la connaissance des services de renseignements adverses, un ensemble d’informations confidentielles, facilitant une meilleure localisation, en particulier sonore, de ce type d’engins. D’autre part, synthétisés par l’allégorie concrète que fut la démolition minutieuse de la clôture berlinoise, les soubresauts contestataires et changements de régime survenus la même année au sein de divers pays communistes (de l’Europe de l’Est jusqu’en Asie, en passant par l’Asie centrale et la Baltique), ainsi que l’apaisement significatif des relations entre états russe et américain qui s’ensuivit, ont autorisé ces derniers à relâcher leur surveillance stratégique réciproque, notamment maritime. Ces deux évènements ont donc en fait permis de découvrir une entité ignorée jusqu’à ce jour, tant l’attention se portait ailleurs. Nombreux sont les récits qui, depuis l’Antiquité, font mention de quelques animaux marins de grande taille pris pour une île par les navigateurs. Le bestiaire symbolique qu’est le Physiologos (IIe siècle) lui donne le nom d’aspidochélonien (d’après a)spidoxelw~nov), littéralement, « l’aspic-tortue ». Dans son Lost Paradise, John Milton faisait du Léviathan une terre mouvante (« moving Land ») allant jusqu’à cracher une mer#. Cependant, l’insularité peut s’avérer acoustique.
Le serpent Ouroboros fut dépeint à maintes reprises comme un orbiculaire vorace (boro/v) de sa queue (ou0ra), symbole ayant pu figurer le mythe qui supposait la liaison ininterrompue des eaux présentes sur Terre. Ophidien pélagique entourant le littoral des continents, une sorte d’Ouroboros phonique a été repéré au cours de la seconde guerre mondiale. Nommé « canal SOFAR » (SOund Fixing And Ranging channel), il couvre l’ensemble des bruits graves produits à travers les océans du globe, du tumulte des vagues en surface à l’énergie acoustique libérée par les mouvements du poisson-chat Ōnamazu (大鯰) lorsque ne veille plus sur lui la déité Kashima. Les circonvolutions de ce canal ne vont pas sans remémorer le corps sinueux de ces monstres marins qui, sortant à plusieurs reprises au milieu des flots, forme une succession de boucles ou d’anneaux semi-circulaires, et dont les gravures de cartes maritimes, après le Historia de Gentibus Septentrionalibus# et la Carta marina et descriptio septemtrionalium terrarum# d’Olof Månsson, aimaient à représenter les méandres. Sous des latitudes tempérées, il plonge en effet à des profondeurs de 500 à 1200 mètres environ, s’engouffre plus bas encore dans les régions subtropicales, tandis qu’il affleure à la surface des zones septentrionale et australe. Le jeu combiné de la pression et de la température (éventuellement la salinité) y rend le déplacement du son minimal, permettant ainsi sa propagation sur de plus grandes distances. Lorsque furent déclenchées, en 1943, aux Bahamas du côté des Américains, et en mer du Japon, pour les Russes, les explosions ayant servi à vérifier l’existence de ce corridor subaquatique, l’onde sonore qu’elles engendrèrent pu être captée bien au delà des environs immédiats de leur déflagration, atteignant, quant aux premières, l’ouest de la côte africaine, soit un parcours proche de 32 000 kilomètres. Par ailleurs, une vibration acoustique prise à l’intérieur du canal SOFAR s’incline à mesure que la vitesse du son ralentit, phénomène dû à la baisse de température ; en revanche, sa trajectoire se redresse lorsque la vélocité augmente à nouveau avec une pression accrue, et ce, jusqu’à ce qu’elle atteigne le niveau où elle va se remettre à chuter (et ainsi de suite). Ce va-et-vient d’incessants rebonds favorise une propagation horizontale du son, et, par là, limite la dissipation d’énergie liées au rayonnement dans les trois directions. A l’ère de la guerre froide, la Navy américaine a su tirer profit de cette canalisation de basses fréquences (dont la dispersion demeure au préalable plus lente que celle des ondes courtes) pour la traque obscure des sous-marins nucléaires de la Военно-морской флот СССР. Puisant au cœur de ce deep sound channel, le dispositif de veille baptisé SOSUS (pour SOund SUrveillance System) a été mis en place quelques années après le dernier conflit mondial. Il consiste essentiellement en un réseau d’hydrophones et de stations d’écoute disséminés le long des passages maritimes clefs, officiellement rendu public en 1991 suite à la détente entre les deux principales puissances atomiques. Le relâchement de leur surveillance mutuelle a permis en outre, l’année suivante, de s’investir dans la détection des cétacés de manière plus attentive qu’auparavant.
Les marins scandinaves entendaient la hvalr sur une gamme allant des murmures au cri : viskningar och rop. Le chanoine Olaus Magnus évoquait des beluæ, bêtes volumineuses héritières du dag gadol (דג גדול) de Jonas#, « lugubres in cantu »#. De la baleine, le chirurgien Ambroise Paré disait : « Quand elle est saoule, brame et crie si fort qu’on la peut ouyr d’une lieuë françoise […]. »# Aujourd’hui encore, les coques des embarcations, du kayak au supertanker, viennent à vrombir en harmonie avec le chant de la mégaptère, tandis que certains hommes-grenouilles témoignent du son, clics ou appels, leur parvenant jusqu’au tréfonds de leur chair. Une légende répandue parmi les cétologues – comme il y en a eu auprès des navigateurs autour des « grands poissons » et autres monstres marins – prétend que le canal SOFAR est prisé par la baleine à bosse afin d’y envoyer des messages destinés à ses congénères. Quoiqu’il en soit, c’est bien à partir de celui-ci que les biologistes intéressés au necton extraient la majorité de leurs bases de données audio, dont celle relative aux mysticètes. C’est toujours à partir de ce corridor phonique qu’une créature aquatique, jusqu’alors inaudible, s’est vue sortie de son silence, remarquée pour la première fois en 1989 dans le Pacifique Nord grâce aux « oreilles » formées par la Marine de guerre américaine. La Naval Ocean Processing Facility de l’île de Whidbey, dans l’état de Washington (côte ouest), a en fait procédé aux enregistrements d’une « baleine » singulière, définitivement détectée en 1992, puis suivie dès lors de manière assidue. Avec l’aide de l’Office of Naval Research, une équipe scientifique civile du département de Biologie de la Woods Hole Oceanographic Institution de Falmouth# a donc mené une étude s’étalant sur douze années au sujet de cet unique spécimen, en suivant au même moment les variétés de balénoptères (Balænoptera musculus, Balænoptera physalus, Megaptera novæangliæ) présentes dans cette région de l’océan#. Emettant entre deux et six appels consécutifs, durant chacun tout juste une poignée de secondes, leur fréquence sonore moyenne se trouve à une hauteur inhabituelle pour un mammifère à fanons : 51.75 hertz. Si sa voix s’est par la suite quelque peu approfondie avec l’âge, aucun autre appel ne vient lui répondre, et les sons que produit cette hypothétique « baleen whale » demeurent uniques. Par comparaison, les baleines bleues ont recours à des fréquences comprises entre une quinzaine et une vingtaine de hertz pour leurs communications : dans le cas où il leur arrive d’émettre sur un spectre plus aigu (à l’instar des autres cétacés, les hautes fréquences – au delà de 20 000 Hz – sont dédiées chez les mysticètes à l’écholocation), la fréquence autour de 52 Hz paraît cependant exclue pour ce genre d’échanges. La norme pour les rorquals communs se situe quant à elle environ à 20 Hz, et il est admis que la mégaptère, ou communément appelée baleine à bosse, émet des sons inclus entre 50 et 14 000 Hz. Seulement, son chant, reconnaissable entre tous parmi les autres espèces, reste pour le moins distinctif. Ainsi, la Balænoptera strindbergii (de même qu’il y eut un temps une Balæna swedenborgii, ou Swedenborgska walen) émet un « son blanc », qui n’est pas le silence, mais ne semble pas faire sens au sein des quatre familles de mysticètes (Balænidæ, Neobalænidæ, Eschrichtiidæ, Balænopteridæ), un peu comme lorsque nous nous trouvons dans l’incapacité d’entendre une quelconque parole en écoutant le blizzard électromagnétique de la neige à la télévision. Partant, la singularité dont elle est pourvue la laisse irrémédiablement seule.
En dépit d’une stature colossale héritée du Pliocène (en l’an XII de la République, le Lacepède de l’Histoire naturelle des cétacés estimait la longueur des spécimens les plus âgés équivalente au cent millième d’un quart de méridien, mettant ainsi en relation les cétacés à fanons « avec la plus grande des mesures terrestres »)#, et malgré le repérage de ses positions successives par triangulation (toujours différées dans le temps à cause de la vitesse du son, limitée, qui finit par arriver aux hydrophones), sa course ne peut être à présent prévisible. La Balænoptera strindbergii se manifeste sur des routes erratiques couvrant une vaste région du nord-est Pacifique, s’étalant à la lisière des îles Aléoutiennes dans sa partie la plus boréale, et ce, après avoir longé le large du golfe d’Alaska et de l’île canadienne de Vancouver, jusqu’au sud des côtes étasuniennes. (Il est par exemple à signaler que l’itinéraire suivi en 1993-1994 a été effectué d’ouest en est.) Si une aire de recherche plus restreinte pouvait être circonscrite, correspondant au croisement de tous les trajets pris durant ces années d’enregistrements, la zone couverte resterait comprise entre le 55° et le 45° N, les 150° et 130° O (avec une emphase éventuelle portée sur la diagonale approximative formée par la rencontre du parallèle 55° N et du méridien 145° O et par ceux du 50° N et du 135° O), superficie trop vaste afin de mener une expédition.
Si Ahab pourchassait un spectre (la blancheur de la baleine), aujourd’hui il en poursuivrait un autre, cette fois-ci sonore. De l’océanographe au mysticètologue amateur, il subsiste quelque chose de son entêtement, adouci par les voyages de la Calypso, les campagnes préventives de la W.W.F. et les missions de protection menée en zodiac par les activistes de Greenpeace. Tadoussac a remplacé Nantucket. Le photographe animalier affectionne l’animal rare, inconnu ou solitaire. Aux dépends de la transmission de sa rencontre avec lui, il ramènera ce qui lui semble la meilleure prise de vue possible (mise au point limpide exempte de flou, absence de tout bougé, équilibre des contrastes, cadrage exhaustif…), effectuée avec son matériel de pointe. C’est oublier que l’animal, bien avant de n’être qu’une cible à cadrer, peut d’abord être un champ, par exemple, ou encore même un vecteur. August Strindberg pensait que l’on pouvait se passer d’un dispositif optique complexe afin de recueillir la lumière des étoiles sur une simple plaque d’émulsion. Pour lui, même les poissons et leur peau condensaient, par leurs motifs ou leurs teintes, « les couleurs réfractées dans l’eau », imaginant de la sorte un mélange d’hélio- et de thalassographie au grand air, sans chambre ni objectif. « Qu’est-ce tout ceci, sinon de la photographie ? »#, s’exclamait-il.
Sans doute faudrait-il même renoncer à toute prise. La seule expédition que nous puissions mener en direction de la Balænoptera strindbergii, sans risquer de mettre en péril la compréhension intuitive d’une authentique biologie de la solitude, devra s’effectuer sur un plan mental, à l’image de celles conduites pour la découverte du mont analogue. La solitude est un tropisme, avec ceci de particulier que tout mouvement en sa direction la menace, si ce n’est l’anéantit. A condition de ne pas la confondre avec l’isolement le plus strict, seul le son a cette capacité de la préserver, puisqu’il reste irrémédiablement distance. L’onde acoustique trahit, peut-être mieux que n’importe quelle autre vibration du monde, une apparition en dehors de son lieu d’apparition, et la traversée, presque sans encombre, de ce qui pourrait sembler obstruer son passage, révèle au même instant la lisière infranchissable qu’elle transgresse. Il est toujours possible d’entendre un corps au delà d’une cloison, d’un océan, sans jamais l’approcher ou le sortir de son abandon, ni pouvoir lui répondre en retour. Mettre le moindre canot à l’eau à la recherche de cette baleine dont nous ignorons presque tout compromettrait l’approche de sa solitude à son juste éloignement. Juste avant. Juste après.
Texte d'Arnaud Dejeammes
Symbole de la « fin de l’histoire » – promesse de l’expansion sans limite de la démocratie libérale selon certains analystes –, le démantèlement du mur qui séparait les deux Allemagnes intervient quelques mois après que le sous-marin nucléaire d’attaque К-278 Комсомолец ait sombré en mer de Barents. Si les conséquences de ces deux effacements se sont déployées dans les champs militaire, politique, économique ou encore social, elles se sont révélées être tout aussi bien biologiques. D’une part, le naufrage du submersible a pu porter à la connaissance des services de renseignements adverses, un ensemble d’informations confidentielles, facilitant une meilleure localisation, en particulier sonore, de ce type d’engins. D’autre part, synthétisés par l’allégorie concrète que fut la démolition minutieuse de la clôture berlinoise, les soubresauts contestataires et changements de régime survenus la même année au sein de divers pays communistes (de l’Europe de l’Est jusqu’en Asie, en passant par l’Asie centrale et la Baltique), ainsi que l’apaisement significatif des relations entre états russe et américain qui s’ensuivit, ont autorisé ces derniers à relâcher leur surveillance stratégique réciproque, notamment maritime. Ces deux évènements ont donc en fait permis de découvrir une entité ignorée jusqu’à ce jour, tant l’attention se portait ailleurs. Nombreux sont les récits qui, depuis l’Antiquité, font mention de quelques animaux marins de grande taille pris pour une île par les navigateurs. Le bestiaire symbolique qu’est le Physiologos (IIe siècle) lui donne le nom d’aspidochélonien (d’après a)spidoxelw~nov), littéralement, « l’aspic-tortue ». Dans son Lost Paradise, John Milton faisait du Léviathan une terre mouvante (« moving Land ») allant jusqu’à cracher une mer#. Cependant, l’insularité peut s’avérer acoustique.
Le serpent Ouroboros fut dépeint à maintes reprises comme un orbiculaire vorace (boro/v) de sa queue (ou0ra), symbole ayant pu figurer le mythe qui supposait la liaison ininterrompue des eaux présentes sur Terre. Ophidien pélagique entourant le littoral des continents, une sorte d’Ouroboros phonique a été repéré au cours de la seconde guerre mondiale. Nommé « canal SOFAR » (SOund Fixing And Ranging channel), il couvre l’ensemble des bruits graves produits à travers les océans du globe, du tumulte des vagues en surface à l’énergie acoustique libérée par les mouvements du poisson-chat Ōnamazu (大鯰) lorsque ne veille plus sur lui la déité Kashima. Les circonvolutions de ce canal ne vont pas sans remémorer le corps sinueux de ces monstres marins qui, sortant à plusieurs reprises au milieu des flots, forme une succession de boucles ou d’anneaux semi-circulaires, et dont les gravures de cartes maritimes, après le Historia de Gentibus Septentrionalibus# et la Carta marina et descriptio septemtrionalium terrarum# d’Olof Månsson, aimaient à représenter les méandres. Sous des latitudes tempérées, il plonge en effet à des profondeurs de 500 à 1200 mètres environ, s’engouffre plus bas encore dans les régions subtropicales, tandis qu’il affleure à la surface des zones septentrionale et australe. Le jeu combiné de la pression et de la température (éventuellement la salinité) y rend le déplacement du son minimal, permettant ainsi sa propagation sur de plus grandes distances. Lorsque furent déclenchées, en 1943, aux Bahamas du côté des Américains, et en mer du Japon, pour les Russes, les explosions ayant servi à vérifier l’existence de ce corridor subaquatique, l’onde sonore qu’elles engendrèrent pu être captée bien au delà des environs immédiats de leur déflagration, atteignant, quant aux premières, l’ouest de la côte africaine, soit un parcours proche de 32 000 kilomètres. Par ailleurs, une vibration acoustique prise à l’intérieur du canal SOFAR s’incline à mesure que la vitesse du son ralentit, phénomène dû à la baisse de température ; en revanche, sa trajectoire se redresse lorsque la vélocité augmente à nouveau avec une pression accrue, et ce, jusqu’à ce qu’elle atteigne le niveau où elle va se remettre à chuter (et ainsi de suite). Ce va-et-vient d’incessants rebonds favorise une propagation horizontale du son, et, par là, limite la dissipation d’énergie liées au rayonnement dans les trois directions. A l’ère de la guerre froide, la Navy américaine a su tirer profit de cette canalisation de basses fréquences (dont la dispersion demeure au préalable plus lente que celle des ondes courtes) pour la traque obscure des sous-marins nucléaires de la Военно-морской флот СССР. Puisant au cœur de ce deep sound channel, le dispositif de veille baptisé SOSUS (pour SOund SUrveillance System) a été mis en place quelques années après le dernier conflit mondial. Il consiste essentiellement en un réseau d’hydrophones et de stations d’écoute disséminés le long des passages maritimes clefs, officiellement rendu public en 1991 suite à la détente entre les deux principales puissances atomiques. Le relâchement de leur surveillance mutuelle a permis en outre, l’année suivante, de s’investir dans la détection des cétacés de manière plus attentive qu’auparavant.
Les marins scandinaves entendaient la hvalr sur une gamme allant des murmures au cri : viskningar och rop. Le chanoine Olaus Magnus évoquait des beluæ, bêtes volumineuses héritières du dag gadol (דג גדול) de Jonas#, « lugubres in cantu »#. De la baleine, le chirurgien Ambroise Paré disait : « Quand elle est saoule, brame et crie si fort qu’on la peut ouyr d’une lieuë françoise […]. »# Aujourd’hui encore, les coques des embarcations, du kayak au supertanker, viennent à vrombir en harmonie avec le chant de la mégaptère, tandis que certains hommes-grenouilles témoignent du son, clics ou appels, leur parvenant jusqu’au tréfonds de leur chair. Une légende répandue parmi les cétologues – comme il y en a eu auprès des navigateurs autour des « grands poissons » et autres monstres marins – prétend que le canal SOFAR est prisé par la baleine à bosse afin d’y envoyer des messages destinés à ses congénères. Quoiqu’il en soit, c’est bien à partir de celui-ci que les biologistes intéressés au necton extraient la majorité de leurs bases de données audio, dont celle relative aux mysticètes. C’est toujours à partir de ce corridor phonique qu’une créature aquatique, jusqu’alors inaudible, s’est vue sortie de son silence, remarquée pour la première fois en 1989 dans le Pacifique Nord grâce aux « oreilles » formées par la Marine de guerre américaine. La Naval Ocean Processing Facility de l’île de Whidbey, dans l’état de Washington (côte ouest), a en fait procédé aux enregistrements d’une « baleine » singulière, définitivement détectée en 1992, puis suivie dès lors de manière assidue. Avec l’aide de l’Office of Naval Research, une équipe scientifique civile du département de Biologie de la Woods Hole Oceanographic Institution de Falmouth# a donc mené une étude s’étalant sur douze années au sujet de cet unique spécimen, en suivant au même moment les variétés de balénoptères (Balænoptera musculus, Balænoptera physalus, Megaptera novæangliæ) présentes dans cette région de l’océan#. Emettant entre deux et six appels consécutifs, durant chacun tout juste une poignée de secondes, leur fréquence sonore moyenne se trouve à une hauteur inhabituelle pour un mammifère à fanons : 51.75 hertz. Si sa voix s’est par la suite quelque peu approfondie avec l’âge, aucun autre appel ne vient lui répondre, et les sons que produit cette hypothétique « baleen whale » demeurent uniques. Par comparaison, les baleines bleues ont recours à des fréquences comprises entre une quinzaine et une vingtaine de hertz pour leurs communications : dans le cas où il leur arrive d’émettre sur un spectre plus aigu (à l’instar des autres cétacés, les hautes fréquences – au delà de 20 000 Hz – sont dédiées chez les mysticètes à l’écholocation), la fréquence autour de 52 Hz paraît cependant exclue pour ce genre d’échanges. La norme pour les rorquals communs se situe quant à elle environ à 20 Hz, et il est admis que la mégaptère, ou communément appelée baleine à bosse, émet des sons inclus entre 50 et 14 000 Hz. Seulement, son chant, reconnaissable entre tous parmi les autres espèces, reste pour le moins distinctif. Ainsi, la Balænoptera strindbergii (de même qu’il y eut un temps une Balæna swedenborgii, ou Swedenborgska walen) émet un « son blanc », qui n’est pas le silence, mais ne semble pas faire sens au sein des quatre familles de mysticètes (Balænidæ, Neobalænidæ, Eschrichtiidæ, Balænopteridæ), un peu comme lorsque nous nous trouvons dans l’incapacité d’entendre une quelconque parole en écoutant le blizzard électromagnétique de la neige à la télévision. Partant, la singularité dont elle est pourvue la laisse irrémédiablement seule.
En dépit d’une stature colossale héritée du Pliocène (en l’an XII de la République, le Lacepède de l’Histoire naturelle des cétacés estimait la longueur des spécimens les plus âgés équivalente au cent millième d’un quart de méridien, mettant ainsi en relation les cétacés à fanons « avec la plus grande des mesures terrestres »)#, et malgré le repérage de ses positions successives par triangulation (toujours différées dans le temps à cause de la vitesse du son, limitée, qui finit par arriver aux hydrophones), sa course ne peut être à présent prévisible. La Balænoptera strindbergii se manifeste sur des routes erratiques couvrant une vaste région du nord-est Pacifique, s’étalant à la lisière des îles Aléoutiennes dans sa partie la plus boréale, et ce, après avoir longé le large du golfe d’Alaska et de l’île canadienne de Vancouver, jusqu’au sud des côtes étasuniennes. (Il est par exemple à signaler que l’itinéraire suivi en 1993-1994 a été effectué d’ouest en est.) Si une aire de recherche plus restreinte pouvait être circonscrite, correspondant au croisement de tous les trajets pris durant ces années d’enregistrements, la zone couverte resterait comprise entre le 55° et le 45° N, les 150° et 130° O (avec une emphase éventuelle portée sur la diagonale approximative formée par la rencontre du parallèle 55° N et du méridien 145° O et par ceux du 50° N et du 135° O), superficie trop vaste afin de mener une expédition.
Si Ahab pourchassait un spectre (la blancheur de la baleine), aujourd’hui il en poursuivrait un autre, cette fois-ci sonore. De l’océanographe au mysticètologue amateur, il subsiste quelque chose de son entêtement, adouci par les voyages de la Calypso, les campagnes préventives de la W.W.F. et les missions de protection menée en zodiac par les activistes de Greenpeace. Tadoussac a remplacé Nantucket. Le photographe animalier affectionne l’animal rare, inconnu ou solitaire. Aux dépends de la transmission de sa rencontre avec lui, il ramènera ce qui lui semble la meilleure prise de vue possible (mise au point limpide exempte de flou, absence de tout bougé, équilibre des contrastes, cadrage exhaustif…), effectuée avec son matériel de pointe. C’est oublier que l’animal, bien avant de n’être qu’une cible à cadrer, peut d’abord être un champ, par exemple, ou encore même un vecteur. August Strindberg pensait que l’on pouvait se passer d’un dispositif optique complexe afin de recueillir la lumière des étoiles sur une simple plaque d’émulsion. Pour lui, même les poissons et leur peau condensaient, par leurs motifs ou leurs teintes, « les couleurs réfractées dans l’eau », imaginant de la sorte un mélange d’hélio- et de thalassographie au grand air, sans chambre ni objectif. « Qu’est-ce tout ceci, sinon de la photographie ? »#, s’exclamait-il.
Sans doute faudrait-il même renoncer à toute prise. La seule expédition que nous puissions mener en direction de la Balænoptera strindbergii, sans risquer de mettre en péril la compréhension intuitive d’une authentique biologie de la solitude, devra s’effectuer sur un plan mental, à l’image de celles conduites pour la découverte du mont analogue. La solitude est un tropisme, avec ceci de particulier que tout mouvement en sa direction la menace, si ce n’est l’anéantit. A condition de ne pas la confondre avec l’isolement le plus strict, seul le son a cette capacité de la préserver, puisqu’il reste irrémédiablement distance. L’onde acoustique trahit, peut-être mieux que n’importe quelle autre vibration du monde, une apparition en dehors de son lieu d’apparition, et la traversée, presque sans encombre, de ce qui pourrait sembler obstruer son passage, révèle au même instant la lisière infranchissable qu’elle transgresse. Il est toujours possible d’entendre un corps au delà d’une cloison, d’un océan, sans jamais l’approcher ou le sortir de son abandon, ni pouvoir lui répondre en retour. Mettre le moindre canot à l’eau à la recherche de cette baleine dont nous ignorons presque tout compromettrait l’approche de sa solitude à son juste éloignement. Juste avant. Juste après.