L'Esprit du lieu — Note d'intention
L’esprit du lieu est un projet de création ayant pour cadre le lac de Nemi, situé dans la campagne romaine. Cette curiosité archéologique, berceau de la déesse Diane, est connue pour avoir accueilli deux galères de Caligula, démesurées en taille autant qu’en faste. Ces embarcations, véritables palais flottants faits de marbre, pavés de mosaïques et ornés de sculptures de bronze, étaient destinées à accueillir des cérémonies célébrant le culte de la déesse des lieux. Elles furent coulées sur place à la mort de l’empereur, puis perdirent de leur intérêt sans pour autant sombrer dans l’oubli, jusqu’à la période médiévale. Le polymathe Leon Battista Alberti fut le premier à tenter de les retrouver, en inventant un système de cloche en verre et jetant ainsi les bases de l’archéologie sous-marine. Au fil des siècles, d’autres essais, plus ou moins extravagants, se multiplièrent ainsi.
Rédécouvrir ces épaves était un fantasme qui avait de quoi séduire : « Longtemps, pendant les jours de très grand calme, on crut voir dans le fond des eaux, les ombres indécises des monstrueux cétacées. Certains, même encore de nos jours, assuraient que malgré leur complet envasement, on pouvait à certaines heures et à la faveur d’un éclairement propice, les apercevoir.* » L’entreprise trouva une issue fructueuse au XXe siècle. Une spectaculaire campagne de fouilles archéologiques fut organisée durant l’Entre-deux-Guerres. Le lac fut vidé, à l’aide d’un système de pompes mis au point par Guido Ucelli, un ingénieur et mécène milanais, ainsi qu’un canal souterrain permettant de déverser l’eau du lac jusque dans la Mer Méditerranée. Les deux navires, retrouvés dans un état de conservation exceptionnel, furent exposés avec d’autres vestiges dans un musée dédié, construit sur le rivage. Avec son architecture totalitaire, le Museo delle Navi Romane fut un élément de propagande nationaliste ainsi qu’une extravagance pour les touristes et les curieux.ses. Il fut incendié en 1944, après avoir été réquisitionné pour abriter des réfugiés durant la Seconde Guerre mondiale. Préservés près de deux mille ans par les eaux du lac, les navires disparurent en quelques jours. Depuis, le musée a été restauré pour présenter quelques vestiges miraculés, complétés de modestes maquettes qui soulignent malgré elles la disproportion de l’édifice. La majeure partie de cet étrange bâtiment-fantôme est fermée au public, faute de moyens et de visiteur.ses. L’histoire des galères survit sous forme de légendes fragmentaires, mais surtout d’archives photographiques documentant en grande partie la période allant des fouilles à l’incendie. * Le Lac de Nemi et les galeries de Caligula, M. Louis, Cahiers d’Histoire et d’archéologie, 1933.
|
En 2019, j’ai eu la chance de bénéficier des conseils de l’École française de Rome, qui m’a permis de consulter certains documents disponibles à la bibliothèque du Palazzo Farnese certains archéologues de référence concernant le site de Nemi. Grâce à eux, j'ai pu découvrir le livre Le Navi di Nemi, rédigé par Guido Ucelli, qui évoque les fouilles du lac et reproduit en photographies et dessins les vestiges trouvés dans les années 1930.
J’ai pu acquérir un exemplaire de ce livre rare, qui m’a permis de travailler à mon atelier dès 2020. Guidée par cet ouvrage et sa précieuse iconographie, j’ai réalisé des travaux et des ébauches avant mes séjours en Italie, en proposant des contrepoints à ces sources et images. L’une d’entre elles, Études d’un culte (2020), a intégré les collections du Fonds National d’Art Contemporain en 2022. L’esprit du lieu m'a mené à travailler en 2021 à partir des archives conservées au Museo Nazionale della Scienza et della Tecnologia Leonardo da Vinci (Milan), fondé après la guerre par Guido Ucelli. Elles ont été gracieusement mises à ma disposition par Laura Ronzon pour que je puisse les recomposer. Je travaille également au fil des rencontres que j’effectue et des documentations que je découvre, principalement à Rome et Nemi. Suivant mon approche singulière de la photographie, je souhaite révéler le genius loci du lac de Nemi, la dimension spectrale et phénoménale de son histoire. L’esprit du lieu évoque la mémoire d’un site méditerranéen, où se croisent Histoire, mythologie, patrimoine, évolution des techniques, des usages et des cultures. Le lac de Nemi est un lieu symboliquement et historiquement chargé, une hyperbole navigant de l’Antiquité à nos jours. Comment, en tant qu’artiste, traverser un tel paysage, aborder des idées et des formes disparues ? Comment, en somme, travailler à partir du révolu ? Ce sont ces questions, aussi vertigineuses qu’enthousiasmantes, qui animent L’esprit du lieu. Certaines pièces déjà réalisées y répondent en partie et sont visibles, par extraits, dans ma documentation iconographique. Prenant pour lointain modèle Aby Warburg réalisant son Atlas Mnémosine, je souhaite œuvrer de façon à transcrire la mythologie que je m’invente et que je découvre depuis que je sillonne le lac de Nemi. Une restitution de ce projet est prévue, notamment dans le cadre de ma prochaine exposition personnelle au Centre Photographique d'Île-de-France, en 2024. L'esprit du lieu bénéficie du soutien de l'Institut Français, de le Fondation des artistes, du CPIF, de Fujifilm France, des Amis du NMWA, ainsi que de l'hospitalité de la Villa Médicis et des conseils de l'Ecole Française de Rome. |
Agrandissement d'une vue d'époque du lac de Nemi. Les épaves sont peut-être encore sous la surface de l'eau.